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« Novlangue », « orwellien » : George Orwell aurait-il pu prédire leur destin ?

Le dessous des mots

Quand on évoque l’écrivain britannique George Orwell, on pense automatiquement à 1984, son roman dystopique publié en 1949 et fréquemment salué comme visionnaire : le régime totalitaire de l’Angsoc, le contrôle de la pensée, la falsification de l’histoire… et le novlangue, cet anglais appauvri dont le dictionnaire est délibérément élagué à chaque nouvelle édition afin de réduire la pensée même de ses locuteurs.

Le novlangue, oui. Car si ce mot est aujourd’hui surtout employé au féminin, c’est le genre masculin que la traductrice choisit dans la première version française du roman– façon de rendre cet objet linguistique, Newspeak en anglais, plus étranger encore au langage naturel.

 

Novlangue à toutes les sauces

En analysant un vaste corpus de la presse française et anglophone de 1950 à 2024, on se rend compte que le mot novlangue a acquis, au fil des années, un sens bien plus large que son équivalent anglais Newspeak.


Mots les plus fréquemment associés à novlangue dans la presse française

 

Alors que, dans 1984, novlangue désigne un idiome, le mot est aujourd’hui utilisé dans le français courant pour désigner un type de discours, une manière de s’adresser à son auditoire, à mettre sur le même plan que parler vrai, langue de bois ou politiquement correct2.

De fait, on s’est éloigné du sens initial de « langue au lexique minimaliste, rationalisée à l’extrême », au profit d’un jargon impénétrable soupçonné de viser à falsifier les faits ainsi qu’à manipuler ou à tromper le public3.

Intéressant glissement de sens car, dans 1984, la langue étant précisément débarrassée de toute complexité, c’est sur des formules simplistes de type slogan que repose la manipulation (« la guerre c’est la paix », « l’esclavage c’est la liberté »).

Intéressant renversement de perspective aussi, car notre « novlangue » évoque un langage excluant, réservé à une élite, alors que, dans le roman, c’est le contraire : les dirigeants du « Parti intérieur » conservent justement le privilège de pouvoir continuer à s’exprimer en « ancilangue », la langue ordinaire – contrairement aux classes moyennes du « Parti extérieur », pour qui le novlangue est voué à devenir l’idiome unique.


Adjectifs les plus fréquemment associés à novlangue

 

En réalité, novlangue sert souvent de simple marqueur de rejet, ou tout au moins de défiance, vis-à-vis d’un type de propos avec lequel on se trouve en désaccord, indépendamment parfois de tout sous-texte politique.


Coupure du quotidien L’Équipe, 18 février 2020

 

Orwellien, vous avez dit orwellien ?

L’adjectif orwellien n’est pas en reste : systématiquement synonyme de « digne de 1984 », on le trouve le plus souvent associé à des noms de sens général comme monde, univers, société ou système, ou connotés négativement comme cauchemar, dystopie ou dictature – certes, qui voudrait vivre sous le régime totalitaire de l’Angsoc ?


Noms associés à l’adjectif orwellien

 

Mais à y regarder de plus près, orwellien aussi fait l’objet d’un singulier retournement sémantique ; un phénomène illustré par le débat sur l’écriture inclusive (ou, pour être plus juste, le langage inclusif), née du sentiment d’invisibilisation des femmes dans la langue française. En plus d’être considérée comme une « novlangue totalitaire4 » par ses détracteurs, elle s’est vue affublée du qualificatif « orwellien », comme en témoignent de nombreux articles du corpus publiés ces dix dernières années et comportant cet adjectif en association avec les mots inclusif, inclusive ou inclusivité.

Novlangue, orwellien… des qualificatifs associés à un régime totalitaire qui sont donc utilisés à l’encontre de l’écriture inclusive par ceux-là mêmes qui réclament l’intervention du pouvoir politique pour la faire interdire. Étonnant, non ?

 

Et Orwell dans tout ça ?

La position de George Orwell sur le langage était ambigüe : dans un essai5 paru trois ans avant 1984, il lançait un troublant appel à simplifier la langue anglaise, y compris en supprimant des mots, dans un sens préfigurant le novlangue du roman… Pour autant, se reconnaîtrait-il dans nos références contemporaines à son œuvre ?

 
1. George Orwell, 1984 : roman, trad. par Amélie Audiberti, La Méridienne, Gallimard [Paris], 1950.
2. Alice Krieg-Planque, « La “novlangue” : une langue imaginaire au service de la critique du “discours autre” », L’hétérogène à l’œuvre dans la langue et les discours. Hommage à Jacqueline Authier-Revuz, ed. Sonia Branca-Rosoff et al, 2012, 69‑83.
3. Krieg-Planque.
4. « Mûr·e·s pour l’écriture inclusive ? », Aujourd’hui en France, 18 octobre 2017.
5. George Orwell, « Politics and the English Language », in Essays, [New edition] (1946; repr., London: Penguin, 2014), 348‑60.

 

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