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La tonnelle sous le canal

Words uncovered

Les anglicismes sont l’objet de fréquentes critiques, en raison de leur nombre jugé excessif et de leur origine.

Celle-ci peut toutefois réserver des surprises, et avant de les condamner sans appel, examinons de plus près ces emprunts, certains ayant fait un discret aller-retour entre la France et l’Angleterre, revenant à leur bercail linguistique, quelque peu chamboulés par l’expérience. Ils ont si bien changé de forme et de sens qu’ils sont devenus de nouveaux mots.

S’il est facile de reconnaître gentilhomme derrière gentleman, les deux mots portent des sens distincts en français aujourd’hui, puisque seul le premier est noble, le second se distinguant par sa parfaite éducation, typiquement britannique. La gentry, noblesse non titrée, tient son nom de l’anglo-normand gent(e)rie, « haute naissance », dérivé de l’adjectif gent, gente, du latin genitus « né », d’où en latin médiéval « bien né, noble ».
L’interview, terme qui apparaît au XIXe siècle dans la langue du journalisme aux États-Unis, n’est autre que notre entrevue, participe passé substantivé du verbe entrevoir. Dans cette même famille, nous avons emprunté review, moyen anglais reveue, du moyen français, notre revue « publication périodique, magazine » est un anglicisme de sens.  

Le très britannique porridge, emblématique de l’English breakfast, tire son nom d’une altération de pot(t)age, lui-même emprunté à notre… potage ! C’est bien connu, c’est dans les vieux pots qu’on fait les bonnes bouillies. À l’inverse, le plat national français, le bifteck frites, porte un curieux nom britannique mais néanmoins en partie autochtone, l’honneur est sauf. Ce bif, élément commun présent dans bifteck et rosbif, est notre bœuf, emprunté par l’anglais au XIVe siècle à l’ancien français boef, bef qui va donner beef, avant de revenir, francisé, sur sa terre natale. Poney, désignant un autre animal domestique, porte un nom emprunté à l’anglais pony. On peut supposer qu’il s’agit du moyen français poulenet, diminutif de poulain, qui est lui aussi un petit cheval.

L’ancien français connaissait de(s)port « plaisir, divertissement », déverbal de de(s)porter, verbe dont le premier sens, pronominal, est au milieu du XIIe siècle « s’amuser, se divertir ». Emprunté par l’anglais qui en a fait disport « récréation, jeu », voilà l’origine, par aphérèse, de sport. Le tennis, sport d’origine anglaise, tient son nom (tenetz en moyen anglais) de l’exclamation du serveur au jeu de paume (ancêtre du tennis) qui disait courtoisement à son adversaire en lui envoyant la balle : « Tenez ! ».

Dans le domaine juridique, l’anglo-normand verdit, l’ancien français voirdit, veirdit, formé de ver, veir, ancienne forme de vrai (latin verus) et du participe passé du verbe dire, signifie littéralement « ce qui est dit conformément à la vérité ». L’anglais verdict a ensuite été adopté par le français, cité au XVIIe siècle à propos de l’Angleterre, puis introduit à la Révolution à propos de la France. Cette déclaration solennelle émane d’un jury, autre anglicisme, transcription de l’ancien français juree « serment », les personnes interrogées dans le cadre d’une enquête devant jurer, prêter serment. L’adoption de cette institution en France a donné lieu à des discussions, certains hésitaient entre les termes juré, jurie, jurande avant d’opter pour l’anglais jury. Les bouleversements apportés par les Constituants dans l’organisation de la justice ont établi les bases de l’institution moderne de la justice française. La loi fondamentale des 16-24 août 1790 pose les grands principes, toujours en vigueur, et ces deux mots sont datés de 1790. 

Le stress, mal de notre époque, est à l’évidence emprunté à l’anglais ; c’est l’aphérèse de distress « affliction », emprunté à l’anglo-normand destresse, soit… détresse, cause de peur ou d’angoisse. Dans un registre moins oppressant, l’anglicisme glamour est d’apparition récente. Il évoque les vedettes hollywoodiennes à la beauté sophistiquée et ensorcelante. C’est en effet du côté de la sorcellerie qu’il faut chercher l’explication. Glamour serait une dissimilation de grammar au sens large d’« apprentissage, érudition », du français grammaire. Cette relation entre le savoir et la magie est présente dans un certain nombre de langues, et en Écosse au XVIIIe siècle, une déformation de grammaire, transformée en glamar, glamer, signifiait « sort magique, enchantement ». Le français a connu la même évolution puisque grimoire est une altération de grammaire, qui, au Moyen Âge désignait la grammaire en latin, incompréhensible pour le commun des mortels qui la regardait avec admiration et un peu de suspicion. La première forme attestée de grimoire, vers 1165, est bien gramaire, et son sens « livre de magie ». Le grimoire contient recettes et formules pour charmer et envoûter (charme possède d’ailleurs la même dualité, « formule incantatoire à la puissance magique » et « attrait, fascination », confirmant la puissance magique des mots). 

Tous ces mots ont traversé dans les deux sens le Channel, qui, lui, n’est qu’un banal canal. D’ailleurs, sous la Manche, se trouve un tunnel, mot que nous partageons de part et d’autre de ce bras de mer, le français l’ayant emprunté à l’anglais au début du XIXe siècle. L’anglais tunnel, moyen anglais tonel, est issu du français tonnelle, ces deux édifices partageant le trait sémantique « longue voûte en berceau ». Le français a hésité entre plusieurs termes, passage souterrain, tonnelle, percement, galerie, voûte, souterrain et cet emprunt à l’anglais tunnel. C’est ce dernier qui a fini par l’emporter, soutenu par l’essor des chemins de fer en Angleterre d’abord, puis en France, nécessitant de percer de nombreux tunnels ferroviaires. 

Passons à un exercice pratique. Cherchez l’ancêtre français des anglicismes cash, nurse, penalty, ticket ou round.

Les échanges, quoi de plus naturel ? Honni soit qui mal y pense !

 

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