Moultième, pouième… vous les avez peut-être entendus, mais ils figurent rarement dans les dictionnaires. Ils ont en commun le suffixe -ième.
Le suffixe -ième, invariable en genre, est utilisé pour former un adjectif ordinal, du latin -imus, ou un nom de fraction, du latin -esimus. Il s’attache à des cardinaux, c’est-à-dire des chiffres (troisième) ou des nombres (trentième). Comme la suite de nombres est infinie, il existe un nombre infini de mots en -ième : milliardième, cent-vingt millionième, etc.
Le suffixe entre en fait dans deux séries : celle des ordinaux, qui indique le rang dans une série, avec zéroième (rare), premier, deuxième (ou second), troisième, etc., et celle des fractions, qui indique la part dans un tout, avec moitié (ou demi), tiers, quart, cinquième, etc.
Donc « le trentième » est ambigu : il peut s’agir soit de celui qui est arrivé en trentième position dans un classement, soit de la part d’un tout divisé en trente parties égales.
Maintenant, que se passe-t-il quand ce suffixe -ième s’attache à d’autres mots ? Par exemple à moult ou à pou ?
Selon les historiens de la langue, l’adverbe moult, du latin multum, a disparu, et les grammairiens classiques recommandaient d’utiliser beaucoup (de l’ancien français beau coup) : J’ai beaucoup mangé et non j’ai moult mangé, à ne pas confondre avec le vieux nom féminin moulte, qui désigne un impôt sur les céréales. Il subsiste encore chez Claudel (c'est moult beau !) en 1912. Mais un autre usage s’est développé, qui semble connaître un regain d’emploi aujourd’hui, celui d’un indéfini : après moult lectures et entretiens (Montherlant), il y a moult informations à sortir (Perec), les moult catastrophes qui menacent la planète et ses habitants (Pronier, 1992). L’on est tenté de l’accorder (*moultes informations), mais il reste invariable selon la norme, en vertu de son origine adverbiale.
Avec le suffixe -ième, on construit l’ordinal moultième qui désigne un rang élevé : « De passage à Paris où il était allé cirer les pompes pour la moultième fois d'un directeur littéraire » (Raphael Confiant, 1995).
Ce même suffixe se trouve aussi avec certaines lettres comme n ou x. L’adjectif nième, plus souvent écrit énième (et plus rarement ennième), dérivé de n, désigne un élément de rang quelconque ou de rang élevé, avec généralement une nuance péjorative : pour la nième fois elle recommença (Hervé Bazin, 1974), et plus récemment l’adjectif xième, dérivé de x, plus souvent écrit ixième, a le même sens : Abandonnés pour une xième fois dans cette saga par les pouvoirs publics (Le Soir, 10 mai 2012), il est « déménagé » pour la deuxième, troisième ou xième fois (Le Monde, 25 août 2018). À ne pas confondre avec neuvième ou onzième écrits IXe ou XIe en chiffres romains !
-ième se trouve aussi avec les interrogatifs quant (ancien) ou combien, pour donner quantième, combienième (chez Queneau) ou combientième, pour signifier « de quel rang », et qui sont considérés comme familiers : T'es combientième ? demanda papa (Giesbert, 1992).
Mais c’est le second sens du suffixe -ième qui s’impose quand s’il s’attache au nom pou, pour donner pouième, aussi écrit pouillème. Là, il s’agit d’un nom de fraction, pour désigner une infime proportion, puisqu’un pou est minuscule. Emmanuel Macron déclarait ainsi le 6 avril dernier au Parisien : « McKinsey, c’est un pouième de ce fameux milliard » (de factures des cabinets de conseil).
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Normalienne, agrégée de lettres modernes, Anne Abeillé est professeure de linguistique à l’Université Paris Cité et membre du laboratoire de linguistique formelle du CNRS.
Médaille d’argent du CNRS, elle a codirigé La Grande Grammaire du français parue en 2021.
Sur Twitter : @AbeilleAnne