L’emploi des mots de la famille de sauvage pour décrire des problèmes de sécurité fait aujourd’hui polémique. Si le rôle des linguistes et des lexicographes n’est pas de se prononcer ni de porter un jugement, l’analyse des choix lexicaux des personnalités publiques peut être révélatrice des préoccupations de notre époque.
Les politiques savent que notre vocabulaire perd de sa puissance à force d’être répété. En choisissant des mots moins fréquents que les habituels violence et insécurité, ils cherchent à surprendre et à marquer l’opinion.
L’origine et l’histoire de sauvage nous éclairent par ailleurs quant aux connotations du mot et de ses dérivés. Sauvage vient du latin silvaticus « fait pour la forêt » et « qui est à l’état de nature ». Il appartient à la famille de silva « forêt, bois ». Et c’est bien la nature dont il est question. L’animal sauvage vit en liberté dans la nature, les plantes sauvages se développent spontanément, sans être cultivées.
Appliqué aux humains, l’adjectif est notamment employé à partir de la Renaissance à propos des peuples amérindiens. Ce sens est encore vivant à l’époque de Furetière, qui écrit en 1690 dans l’article sauvage de son dictionnaire que « presque toute l’Amérique s’est trouvée peuplée de Sauvages » qui sont des « hommes errants, (…) sans habitations réglées, sans religion, sans lois et sans police ».
Sauvage est ensuite impliqué dans l’opposition philosophique entre nature et culture. Ceux qu’on dit sauvages sont-ils des êtres non évolués proches de l’animal ou, selon Rousseau et le mythe du « bon sauvage », des êtres purs préservés des corruptions de la société ?
À partir du XIXe siècle, avec le développement de l’ethnologie, la science se détache du débat philosophique et délaisse le mot sauvage qui reste aujourd’hui imprégné des représentations tantôt positives et tantôt négatives de la nature en ce qu’elle s’oppose à la construction sociale.
Sauvage peut suggérer la spontanéité, l’aventure et la liberté des grands espaces, loin de la monotonie citadine et des carcans sociaux. En témoignent le nom d’une célèbre eau de toilette et toute l’imagerie publicitaire qui lui est associée.
Mais le mot revêt surtout un sens plus inquiétant. Sont qualifiés de sauvages les individus qui fuient la société (vivre en sauvage) et les actes marqués par la brutalité et la barbarie (crime sauvage). Il est question d’une incapacité ou d’un refus de se soumettre aux lois de la vie en groupe.
Cette idée apparaît dans l’évolution du dérivé sauvageon. Il désigne un « arbre non greffé », puis un « enfant qui a grandi sans éducation, comme un petit animal ». En 1998, avec les propos de Jean-Pierre Chevènement, s’ajoute le sens de « jeune délinquant », où subsiste la notion d’absence de cadre éducatif.
Avec ensauvager et ensauvagement, le retour à la nature peut être perçu positivement : « Un antre, une tanière, où il fait bon de s’ensauvager toute une journée », écrivent les Goncourt en 1866. Ensauvagement est aussi un terme d’écologie employé à propos des nouveaux espaces créés par le retrait des activités humaines (l’ensauvagement des prairies, par exemple), qu’il soit intentionnel (on parle alors de réensauvagement) ou non.
Mais c’est plus souvent un danger qui est exprimé, celui d’un retour à une animalité menaçante. La valeur inchoative du préfixe en- implique une action durable, un processus évolutif. Il ne s’agit donc pas d’actes ponctuels mais d’une disparition progressive des règles sur lesquelles est fondée la société et de la société elle-même.
Un tel vocabulaire est symptomatique. La langue reflète l’air du temps. Qu’il soit jugé pertinent ou non, l’usage de ces mots traduit les angoisses d’une société qui s’interroge sur sa solidité et son avenir.