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Chez-soi

Words of the era

J’ai envie de vous parler de Bertha Mason. Personnage marginal de Jane Eyre (1847), roman de Charlotte Brontë, elle est la première épouse cachée de Rochester.

Ce dernier l’a enfermée dans le grenier sous couvert de protéger la maisonnée de sa folie. Cela lui vaut le surnom de « folle dans le grenier » (the madwoman in the attic) puisqu’elle revient la nuit, de manière quasi spectrale, et pousse des hurlements inarticulés qui glacent le sang. Ne hurlerais-je pas si j’étais enfermée au grenier nuit et jour ? Bertha est cette femme qu’un homme réprime et séquestre, une femme dont on brime l’expression du désir et que l’on prive de langage. Mais Charlotte Brontë – n’oublions pas que c’est elle qui écrit – a la finesse de la mettre au grenier et non à la cave, donc à la tête de l’édifice. Ainsi, elle fait de Bertha Mason la femme qui pense, certainement un double d’elle-même, en figure de l’autrice qui crie à défaut de pouvoir écrire. Ce n’est pas de tout repos d’être une femme qui écrit – qui plus est au XIXe siècle. Elle n’a pas la chance d’avoir une chambre à elle et son « chez-soi » est dans son grenier, dans sa tête. À la fois prison réelle, prison mentale et fabuleux espace d’imagination et de création. Des frontières du pays à celles du psychisme, le chez-soi raconte une histoire de claustration et de liberté. 

Chez-soi est une jolie locution qui s’est formée au XVIIe siècle pour désigner l’endroit où on vit. Pourtant, elle dépasse, par son esprit et ses connotations, l’idée stricte de lieu. Ce n’est pas simplement le studio, l’appartement ou la maison, mais l’espace investi, vécu et aimé. C’est ce qu’on met de soi à l’intérieur de la maison et pas seulement la maison. Avec le chez-soi, voisin de la notion de foyer, on se plaît à imaginer une réunion familiale autour du feu qui constitue la source de chaleur et de nourriture, de vie et de confort. Il y a une connotation affective qui domine dans l’emploi de cette locution et qui correspond, en anglais, au mot home. Là aussi, home se distingue de house « la maison » et renvoie à l’endroit où on revient et où on se sent bien, protégé du monde extérieur. On associe le mot home à des notions de confort et de douceur, comme en témoigne l’expression consacrée « Home, sweet home ». Pourtant, en ces temps où on est invité à rester chez soi, peut-on encore s’identifier à cette vision presque romanesque du « home » ? 

Grosse claque et vague de froid quand on pense à l’emploi, encore récent, des interpellations « reste chez toi », « rentre chez toi », « pas de ça chez nous », etc. La formule est sans appel : elle témoigne d’une volonté nationaliste de fermer l’espace du chez-soi, dont les frontières seraient aux portes du pays, contre une présence étrangère. Au moment de l’apparition de l’épidémie de Covid-19 en Chine, les populations asiatiques en France ont été la cible de tels discours, classiques dans la rhétorique d’extrême droite. Pourtant, ces dernières semaines, la locution a changé de camp et elle suscite un tout autre réseau de connotations. 

Face à la propagation du virus, rester chez soi revient paradoxalement à mieux faire partie du monde. C’est faire acte de solidarité que de se retrancher et c’est faire corps avec les autres que de s’en distancier. La limite que pose le chez-soi est sans doute le point de contact entre soi et les autres : elle agit tant à l’intérieur qu’à l’extérieur alors qu’elle nous protège en nous amenant à la conscience de protéger les autres. Alors qu’on nous préconise des gestes dits « barrière » dans un contexte de « confinement », on est amené à repenser les définitions du « chez-soi ». Car il s’agit bien de cela lorsqu’on définit quelque chose : on la délimite. Or, quelle que soit l’échelle à laquelle on considère le chez-soi, on est confronté à la grande élasticité de ses limites : sacré paradoxe pour une barrière ! 

Dans le contexte actuel, le chez-soi semble aisément localisable : la maison, l’appartement avec un toit et des murs bien plantés. Cette clarté de la définition apparaît dans l’étymologie de la préposition chez, casa, en latin, « la maison ». Le chez-soi est donc, avant toute chose, le logement mais pas n’importe lequel : le nôtre, celui qui nous appartient ou, du moins, celui qu’on habite et où on a ses habits et ses habitudes bien à soi. Là, le familier, le connu, associés au chez-soi sont théoriquement garants d’un sentiment de sécurité qu’on entend dans la locution avoir un toit. On retrouve le mot toit dans la formation du verbe protéger. En effet, le verbe tegere « couvrir » a donné protéger (protegere) et toit (tectum). Ce toit désigne, par métonymie, l’habitation entière et l’abri qu’elle représente, la coquille protectrice qui, lorsqu’elle fait défaut, met l’humain dans une situation de grande fragilité. Les sans domicile fixe sont aussi appelés sans-abri et c’est cette privation d’abri, et donc de refuge, qui est à entendre dans cette locution. La possibilité de rester chez soi dépend donc d’un présupposé hâtif ou bancal : celui d’avoir un chez-soi. 

En outre, à supposer qu’on en ait un, est-ce forcément un espace sécurisant ou sécurisé ? Lorsque le chez-soi est aussi un chez-nous et que l’autre qui compose avec soi le « nous » est hostile, comment peut-on s’y sentir protégé ? Les murs et le toit représentent un rétrécissement de « l’espace vital » au sens fort, comme espace où se maintenir en vie. Pour les femmes victimes de violences conjugales, le chez-soi ne peut être perçu comme un cocon ou une coquille, mais plutôt comme une prison et un lieu de séquestration. Dans ce cadre, la locution rester chez soi peut prendre une tournure fatale et signifier qu’on est susceptible d’y rester, euphémisme en français pour nommer la mort… Ainsi, la période que nous traversons nous invite à percevoir le chez-soi comme espace paradoxal de protection renforcée mais aussi de menace accrue au sein du foyer ou dans la privation même de foyer.

On touche au cœur du paradoxe des limites du chez-soi lorsqu’on en arrive à l’enceinte du soi. Dans la locution chez soi, il y a bien la préposition chez, mais il y a le pronom personnel soi (moi, toi, nous) qui renvoie assez largement à l’individu. On peut entendre le chez-soi comme maison du soi, lieu à soi, pour soi. La définition de soi est aussi complexe à établir. Il s’agit sans doute d’envisager ce qui maintient, préserve et garantit l’intégrité de l’individu, non pas au sens moral mais au premier sens d’« état de ce qui est entier ». Ainsi, les limites du corps, celles de l’esprit en tant qu’il est incarné, mais pourquoi pas celles du corps qui se dépasse, du cœur amoureux et aussi du cerveau qui pense, rêve et imagine. En période de confinement, ces espaces-là se trouvent particulièrement mis à l’épreuve, pour le meilleur et pour le pire. Alors qu’on est soumis à l’isolement social et affectif, ils peuvent se révéler extrêmement oppressants. S’il est bien un endroit dont on peut difficilement s’échapper, c’est celui-là, car nos angoisses les plus terribles ont la fâcheuse manie de rester chez elles, c’est-à-dire en nous… Rester chez soi peut donc être synonyme de rester face à soi, rester confiné en soi.

Voilà pour le pire, sans doute... Mais le meilleur ? Je rêve que Bertha, la folle du grenier, ait sa chambre à elle. Ou que Virginia lui en prête une. Une chambre avec une porte qu’elle puisse choisir d’ouvrir ou fermer, à l’aide d’une clé. Et puis une fenêtre qui s’ouvre sur le monde. Pas grand-chose ; juste ce qu’il faut d’espace pour rêver et voyager dans cet espace intérieur et infini du chez-soi. Quant à moi, j’aime à croire, après Gaston Bachelard, que les mots sont autant de petites maisons qui m’ouvrent leurs portes et leurs fenêtres. Debout, sur le seuil de la préposition chez, je frappe à une porte et tout reste à imaginer. 


« Les mots – je l’imagine souvent – sont de petites maisons, avec cave et grenier. Le sens commun séjourne au rez-de-chaussée, toujours prêt au ‘‘commerce extérieur’’, de plain-pied avec autrui, ce passant qui n’est jamais un rêveur. Monter l’escalier dans la maison du mot, c’est, de degré en degré, abstraire. Descendre à la cave, c’est rêver, c’est se perdre dans les lointains couloirs d’une étymologie incertaine, c’est chercher dans les mots des trésors introuvables. Monter et descendre, dans les mots mêmes, c’est la vie du poète. » 
Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, PUF, 1961, p. 139.
 

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