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L'affaire Colette

Style and writing

Saviez-vous qu'il existe une controverse autour de l'œuvre de Colette ? Quelle part de ses écrits faut-il attribuer à son époux Willy ? 

La stylométrie, méthode d'investigation révolutionnaire fondée sur l'analyse des textes et de leur style, permet d'identifier qui se cache derrière n'importe quel texte. De quoi nous pemettre, peut-être, d'élucider ce mystère !

Découvrez ci-dessous en exclusivité l'analyse que Jean-Baptiste Camps et Florian Cafiero, spécialistes mondiaux de la stylométrie, consacrent à l'affaire Colette. 

 

Claudine à l'atelier : Colette, Willy et ses prête-plumes

Les débuts de l’affaire : il ne faut pas juger un livre à sa couverture

Sidonie Gabrielle Colette, Colette pour les intimes et les lecteurs, fait partie des gloires littéraires de la France, tant dans l’Hexagone qu’à l’étranger. Interprétée par Keira Knightley sur grand écran en 2018, représentée au cinéma plus d’une quinzaine de fois, mais aussi première femme dans l’histoire française à recevoir des funérailles nationales, Colette a pourtant commencé sa carrière dans l’anonymat le plus complet.

Et ce n’est là ni une exagération ni une figure de style : quand le premier de ses romans, Claudine à l’école, sort dans les librairies françaises – accompagné d’un parfum de scandale –, Colette n’a tout bonnement pas l’honneur d’avoir son nom en couverture. En lieu et place : « Willy ». « Willy », c’est le nom de plume d’Henry Gauthier-Villars, qu’elle épouse en 1893 alors qu’elle est âgée de 20 ans. De quatorze ans son aîné, Willy est alors un romancier à succès, bien introduit dans les milieux intellectuels et artistiques parisiens, et connu pour ses nombreuses aventures amoureuses.

De 1900 à 1903, quatre romans sont publiés dans la série des Claudine : Claudine à l’école (1900), Claudine à Paris (1901), Claudine en ménage (1903), Claudine s’en va (1903). Tous sont signés « Willy » à leur sortie.

Petit détail supplémentaire : Willy s’est non seulement attribué les mérites, mais aussi l’argent généré par ces livres à succès dont il a vendu les droits en son seul nom. C’est seulement en 1911 – soit cinq ans après leur séparation – que l’on voit pour la première fois « Willy et Colette Willy » sur la couverture d’une réédition de Claudine à Paris. « Colette Willy » parce que Colette a jusque-là conservé son « nom d’épouse littéraire ».

Dans cette mention en couverture, il ne faut pas voir le geste d’un ex-mari repentant, mais plutôt celui d’un spécialiste du marketing : alors que la gloire littéraire de Willy pâlit, celle de Colette est en train de grandir ; elle s’est aussi fait connaître sur les planches du music-hall par de nombreux succès et scandales. En bref, Colette est un nom qui fait vendre.

Vous n’aurez pas mes Claudine

Dans son autobiographie intitulée Mes apprentissages (1936), Colette affirme pourtant qu’elle est la seule « auteur des Claudine ». Comme le souligne Stéphanie Michineau dans L’Autofiction chez Colette, Colette n’utilise pas le mot collaboration à propos des Claudine, et se présente comme la véritable autrice de la série de livres. De 1948 à sa mort en 1954, Colette insiste sur le rôle mineur joué par son premier mari dans l’écriture des Claudine, jusqu’à ce que Willy disparaisse de la couverture des romans. C’est en effet en 1948 que Colette publie le premier volume de ses Œuvres complètes chez Le Fleuron et elle veut définitivement revendiquer la maternité de ses premiers écrits, qui sont alors réédités sous son seul nom. Ainsi, lorsqu’en 1949 on lui demande si Willy l’a aidée à écrire ces textes, Colette répond : « Plutôt par des indications, mais ça ne peut s’appeler une aide… »

Faut-il sauver Willy ?

Reconnaissons au moins à Willy qu’il n’a jamais caché la participation de Colette à la rédaction de ces livres. Dans une interview qu’elle donne en 1903, Colette explique ainsi : « [Willy] crie si obstinément ma participation [aux Claudine] que je dois m’incliner. » [...]

Willy, le marionnettiste ?

Les méthodes de production littéraire utilisées par Willy étaient par ailleurs connues de ses collègues et amis parisiens. Willy emploie de nombreux « secrétaires » ou « collaborateurs » pour écrire « ses » livres. En 1905, Jules Renard note même dans son journal : « Willy ont beaucoup de talent». Colette décrit leur appartement parisien comme un « atelier littéraire », où plusieurs prête-plumes rédigent des romans, qui sont revus, réécrits et commentés par Willy. Au cours de sa carrière littéraire, on estime qu’une cinquantaine de collaborateurs ont été employés par Willy. Selon François Caradec, le projet de manuscrit de Claudine à l’école a également été « traité » par cet atelier ; et après avoir été revu par Willy, il aurait ainsi été réduit de moitié.

Qui de nous deux ?

Néanmoins, nous ne savons pas exactement quelle partie du texte a été écrite par Colette et quelle partie a été réécrite (ou même écrite) par Willy. Si Colette, à la fin de sa vie, a prétendu être la seule et unique autrice de ces romans, Willy a toujours affirmé avoir été pleinement impliqué dans l’écriture de ces livres.

Madeleine de Swarte, troisième épouse de Willy, lui attribue les propos suivants, qu’il aurait prononcés au sujet de ses « secrétaires » et de Colette : « Leur orgueil est si grand que rien ne l’humilie. Si l’œuvre dont ils ont fourni l’esquisse – d’après mon plan – connaît le succès, chacun de ses praticiens répand le bruit qu’il en est l’unique auteur. Il arrive à le croire ». Alors, qui croire ?

La contre-enquête stylométrique

Marie Puren, historienne spécialiste de la période, chercheuse à Epitech et à l’École nationale des chartes, et Florian Cafiero (qui parle de lui-même à la troisième personne pour la première fois de sa vie) se sont penchés sur cette question particulièrement technique à trancher : nous ne connaissons quasiment aucun roman écrit par Willy seul, alors comment reconnaître son empreinte stylistique si l’on ne sait même pas vraiment comment il écrit ? Nous pouvons bien sûr obtenir des informations sur ce qui caractérise sa plume grâce à d’autres textes écrits de sa main – ses Souvenirs littéraires… et autres, notamment, ou un récit historique intitulé Le Mariage de Louis XV. Mais nous sommes moins confiants en nos observations que si nous avions à disposition un roman écrit uniquement de sa main.

Une autre complexité, plus simple à résoudre, s’ajoute par ailleurs : le nombre de coauteurs potentiels. Il est en effet très possible que plus de deux auteurs soient intervenus sur ce texte. Dans un atelier comprenant autant d’auteurs, il ne serait pas improbable que le texte soit passé de main en main, et que chacun y soit allé de sa petite touche, corrigeant ici, coupant là. Il nous a donc fallu recueillir et vérifier les textes des nombreux auteurs, plus nécessairement publiés de nos jours, ayant contribué à l’atelier".

AXE DE CONTRE-ENQUÊTE 1 : Peut-on savoir si ce texte a bien été écrit en collaboration avec Willy ?

La première question que nous nous sommes posée est fort simple : sans chercher à savoir quel passage est écrit par qui, peut-on savoir si ce texte a bien été écrit en collaboration avec Willy ?

Pour y répondre, nous avons créé une intelligence artificielle permettant de distinguer deux catégories de textes : – d’un côté, nous lui fournissons les textes d’auteurs de l’atelier de Willy à une époque où ils écrivaient seuls et ne collaboraient pas encore (ou plus) avec lui. – de l’autre, nous lui donnons des textes des mêmes auteurs, écrits non pas avec leur seule plume, mais en collaboration avec Willy. En mesurant les différences linguistiques entre ces deux groupes de textes, on peut espérer repérer un éventuel « effet Willy », une trace de son influence.

• Les conclusions de ce premier axe de la contre-enquête

Claudine à l’école est-il influencé par l’effet Willy ? Quelles que soient les parties du roman fournies à l’intelligence artificielle, la réponse est quasiment toujours la même : oui. L’influence de Willy se fait ressentir dans presque tout le roman.

AXE DE CONTRE-ENQUÊTE 2 : Mais en quoi a consisté cette influence ? Willy a-t-il réellement écrit un quelconque passage ?

Pour le comprendre, nous avons cette fois développé une intelligence artificielle capable de reconnaître les styles des différents auteurs potentiels :

– Willy seul ;

– Colette seule ;

– Colette avec Willy ;

– différents secrétaires de Willy.

Le procédé que nous avons employé est le même que celui présenté plus tôt à propos de Psyché de Corneille, Molière et Quinault, ou d’Henri VIII de Shakespeare et Fletcher (chapitre 3). Le résultat est assez surprenant, mais finalement très cohérent avec ce que nous pouvons apprendre des archives et différents témoignages.

 

• Les conclusions de ce deuxième axe de la contre-enquête

Tout d’abord, le style prédominant dans Claudine à l’atelier est celui de Colette seule. Dès son premier roman, la voix de la romancière est donc tout à fait perceptible. Le style de Willy seul est, quant à lui, parfaitement absent, ce qui suggère que, comme Colette le clamait, il n’a probablement écrit lui-même aucun passage significatif.

Cependant, à côté du style de Colette seule, deux autres styles se dégagent. D’abord, celui dit de Colette avec Willy, c’est-à-dire de la coécriture déclarée entre l’autrice et l’auteur, est perceptible dans de nombreux passages. Ceux-ci sont-ils la trace de corrections à la marge, de réécritures mineures ou seulement, comme le suggérait Colette, la conséquence des « indications » fournies par Willy ? Ils sont en tout cas bien présents et témoignent de l’influence, marginale mais non nulle, de Willy sur ce texte.

Enfin, un troisième style se dégage. Et il est plutôt inattendu : celui du prince des gastronomes, Curnonsky. Avant d’écumer les tables les plus fameuses de l’Hexagone et d’en tenir la chronique, Curnonsky (ou Maurice Edmond Sailland, comme on l’appelait à la ville) a en effet commencé sa carrière dans le fameux atelier de Willy. Un atelier qu’il rejoint à 23 ans, alors qu’il écrit également quelques articles pour la presse. Il produit aussi quelques romans seuls et en collaboration avec Paul-Jean Toulet, autre romancier passé chez Willy. Est-il plausible qu’il ait contribué à l’ouvrage ? La thèse, décriée, était à demi-mot soutenue par Curnonsky lui-même :

Deux informations capitales se dégagent des déclarations de Curnonsky et de Colette. La première, c’est que le surnom d’amoureux de Willy était « la Belle-Doucette », une découverte qui, j’en suis sûr, illuminera votre journée. L’autre, c’est que Curnonsky aurait bien pu réviser le manuscrit sans que Colette l’ait même su. Elle semble en effet sincèrement persuadée que seul Willy est intervenu sur son manuscrit.

Alors, si vantardise il y a eu, ce n’est pas de la part de Curnonsky, mais de la part de Willy ! Colette aurait été influencée par les conseils de Willy, ce qui se traduirait par l’apparition du style « Colette et Willy ». Mais Willy aurait-il délégué les révisions à l’un de ses secrétaires ? C’est bien l’hypothèse la plus probable. Dans ce roman d’abord signé « Willy », puis « Colette et Willy », il n’y aurait en réalité pas un mot de Willy… 

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Ce chapitre est extrait de l'ouvrage Affaires de style, par Florian Cafiero et Jean-Baptiste Camps. Pour nous initer aux secrets de la stylométrie, les deux experts nous révèlent les secrets de certains des plus vieux cold cases et mystères de l'histoire. De César à Shakespeare, en passant par Elena Ferrante ou encore l'affaire QAnon, la stylométrie n'épargne rien ni personne !

 

Image d'en-tête de l'article : tableau attribué à Ferdinand Humbert, domaine public, via Wikimedia Commons.

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