Parmi les plus vicieuses chaussetrappes de la conjugaison française, on trouve la fameuse règle des verbes en -indre et -soudre.
Pour rappel, les verbes en -dre (comme prendre), à l’indicatif présent, se terminent par -ds, -ds, -d (Je prends, tu vends, il entend). Mais ceux en -indre (comme craindre, feindre, joindre…) et -soudre (absoudre, résoudre…) prennent -s, -s et -t et perdent le -d muet. On écrit donc je prends mais je peins, tu couds mais tu résous, il vend et... ça craint ! Vous l’ignoriez ? Pas de panique, vous n’êtes pas seul.
Cette règle est tellement contre-intuitive qu’on retrouve des « fautes » sous les plumes les plus illustres, de Barbey d'Aurevilly à Paul Ricœur, comme le rappelle l’excellent blog « parler-français ». On en rencontre même dans le formidable Dictionnaire historique de la langue française (2011) d’Alain Rey : « On rencontre quelquefois [cet adjectif] en médecine au sens de "qui dissipe, résoud un engorgement" ». On en retrouve même sur le site Internet de l'Académie française, dans la retranscription d'un discours de Jean d'Ormesson : « L’œuvre de Marguerite Yourcenar, si elle naît d’abord de l’histoire, se résoud et culmine en une aspiration à l’universel ».
Mais si on interroge les raisons de cette règle étrange, on tombe alors sur une explication savante : la terminaison en -ds, -ds, d est étymologique. On écrit je prends car cette forme vient du latin prendo et il perd car il vient de perdit.
En revanche, le d de craindre ou de résoudre n’est pas étymologique (ils viennent de tremere et resolvere), c’est pour ça qu’il disparaît dans je crains et tu résous. Ce d est une consonne épenthétique. Bon, là on sent qu’on vous perd un peu avec les mots compliqués, accrochez-vous, vous allez voir, c’est rigolo, on va vous faire faire un jeu avec la bouche.
En linguistique, l’épenthèse (ἐπένθεσις, epénthesis signifiant « insertion » en grec ancien) est l'insertion dans la parole d'un son supplémentaire qui permet de rendre plus « naturelle » la prononciation. C’est le cas, par exemple, du b de chambre qui vient de camera (sans b) en latin. Ce b est apparu par épenthèse. Faites l’exercice chez vous (si vous êtes seul). Essayez de prononcer les sons /cam’/ et /r/ dans la foulée. Vous constaterez que si vous le prononcez un grand nombre de fois d’affilée, un léger son /b/ apparaît spontanément entre vos lèvres. Ce b magique, c’est un b épenthétique. On écrit je peins, puisque peindre vient de pingere et que son d de l’infinitif n’est pas étymologique, mais bien épenthétique (/pin/+/r/). On a pris soin de retirer ce d aux trois personnes du singulier. Et il en va de même pour une liste de verbes qui s’apparentent étrangement à un catalogue de réjouissances BDSM (coïncidence ? je ne crois pas) : craindre, étreindre, geindre, feindre, enfreindre, ceindre, plaindre, contraindre, joindre ou absoudre.
Donc en gros, si c’est étymologique, on le garde, si c’est épenthétique, on l’enlève.
Bon. Mais si cette logique complexe peut sembler justifiée aux yeux de ceux qui maîtrisent parfaitement la langue de Cicéron, il existe pourtant des verbes où on perd littéralement son latin : coudre et moudre. En effet, pas de d en latin puisqu’ils viennent de cosere et molere. Le d de l’infinitif est bien une lettre épenthétique. Et pourtant, on écrit je couds ou il moud.
À l’inverse, le verbe mentir, quant à lui, vient du latin mentire et possède donc un t étymologique. Pourtant, ce t a mystérieusement disparu aux deux premières personnes : je mens, tu mens.
Nous voici donc à nouveau face à ce que certains appellent « les mille et une subtilités d’une langue indomptable qui échappe sans relâche à notre volonté de la faire entrer dans des cases » et d’autres « une règle à la con ».
En 2013, la commission « Orthographe » du Conseil de la langue et de la politique linguistique de la Fédération Wallonie-Bruxelles envisageait trois solutions différentes pour régler cet épineux problème :
- supprimer systématiquement la consonne muette ET adopter –s, –s, –t pour tous les verbes (je prens, tu résous, il ment) ;
- garder systématiquement la consonne muette ET la faire suivre de –s, -s, -t, tout en considérant que dt = d (j’absouds, tu crainds, il résoud…) ;
- conditionner le maintien de la consonne muette à sa présence dans d’autres formes conjuguées, la supprimer autrement : je crains, je cous (parce que nous craignons, nous cousons), je défends, je mords (parce que nous défendons, nous mordons).
Le choix de la commission fut sans appel : à l’unanimité moins une voix, elle recommanda la suppression systématique.
On vous absout donc de vos péchés orthographiques et on vous enjoint de suivre ces sages recommandations.
Bibliographie
http://parler-francais.eklablog.com/une-bonne-resolution-a145388694
Pierre Le Goffic, Les Formes conjuguées du verbe français, 1997.
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