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La création littéraire selon Jean-Philippe Toussaint

Style et écriture

Écrivain, cinéaste et photographe, Jean-Philippe Toussaint est l’auteur de dix-huit livres publiés aux Éditions de Minuit. Dans un très beau texte, il nous offre sa vision de la création littéraire.

Il esquisse dix règles, élaborées pour lui-même au fil de son parcours personnel : dix « commandements de l’écrivain ». Découvrez ci-dessous la première de ces règles.

 

1) Où maintenant ?

C’est peut-être pour moi la chose la plus importante à savoir avant de commencer un livre, savoir où se passe l’action qu’on va décrire. Le ou les lieux emblématiques du livre. Le décor. Commencer par le décor. Peu importe d’ailleurs où se situera le livre qu’on veut écrire, il n’y a pas de bon ou de mauvais décor (quoique). Pour Faire l’amour, j’avais simplement décidé de situer le livre au Japon. Ce que je savais, à ce moment-là, de ce livre encore inexistant tenait à très peu de chose. Une envie consciente d’évoquer le Japon après une dizaine de séjours à Tokyo, l’envie de restituer ce que le Japon m’avait donné et d’évoquer ses décors et sa lumière, l’incomparable lumière des néons de Shinjuku. D’autres intuitions étaient déjà en place, encore floues, indécises, vaporeuses, qui allaient se combiner et interagir dans mon esprit, une tonalité générale que je voulais donner au livre, quelque chose d’écorché, d’incandescent, et cette tonalité obsédante des néons de Shinjuku, avec ses reflets rougeoyants, noirs et mauves, qui pénétraient dans la chambre d’hôtel et recouvraient les murs d’un halo de clarté rouge indécise qui faisait briller sur le visage de Marie «  de pures larmes infrarouges, translucides et abstraites ». On est immédiatement là au cœur de ce qui constitue pour moi l’essence de la littérature, faire vivre un lieu qu’on a choisi de décrire, parvenir à faire apparaître dans l’esprit du lecteur un décor qu’on a édifié avec des mots.

Dans le cycle de Marie, plusieurs lieux sont récurrents, Paris, l’île d’Elbe, le Japon, la Chine. Il est très important pour moi de créer un véritable espace littéraire et mental, à la fois réel et imaginaire, une géographie romanesque, une topographie, avec des lieux familiers qui reviennent de livre en livre, qu’on commence à connaître, qu’on est heureux de retrouver, l’appartement de la rue de la Vrillière, le petit deux-pièces de la rue des Filles-Saint-Thomas. J’ai travaillé pour cela avec la géographie réelle de Paris. J’ai fait des repérages, j’ai fait plusieurs fois le parcours à pied entre la rue des Filles-Saint-Thomas, près de la Bourse, et la rue de la Vrillière, qui se trouve à côté de la place des Victoires. Ce parcours est d’ailleurs exactement celui que le narrateur fait en courant sous la pluie lors de la scène d’ouverture de La Vérité sur Marie. Mais il y a d’autres lieux qui reviennent de façon récurrente dans le cycle de Marie, comme le Contemporary Art Space de Shinagawa à Tokyo ou la Rivercina, la maison du père de Marie à l’île d’Elbe. On pourrait encore ajouter quelques hôtels, le grand hôtel de Shinjuku, où le narrateur et Marie font l’amour pour la dernière fois, ou le petit hôtel Ape Elbana à l’île d’Elbe. Il y a là pour moi la véritable création d’un espace littéraire, d’un cadre romanesque où se situe l’action des romans. Créer, dans un livre, de l’espace, voilà un des enjeux de la littérature.

Lorsque j’écris, je situe toujours les personnages que je décris. On sait toujours très précisément où ils sont dans l’espace. On pourrait presque dire qu’on voit les gestes qu’ils font. Parce que j’aimerais en effet que cela apparaisse dans l’esprit du lecteur, que le lecteur, en me lisant, vive une expérience visuelle. J’ai l’impression que cette succession d’images que l’on trouve dans mes livres s’apparente à une sorte de monologue intérieur visuel. À bien y réfléchir, c’est très proche de ce qui se passe dans le rêve. La nuit, quand on rêve, les images qui se présentent à nous défilent à la manière d’un continuum visuel. Et ces images ont toujours un rapport très étroit avec notre histoire personnelle, avec notre intimité, avec notre sensibilité. C’est ce que j’essaie de faire quand j’écris, j’essaie de proposer un monologue intérieur visuel qui a un lien très fort avec ma propre sensibilité, mais que j’essaie aussi, comme écrivain, de relier à la sensibilité du lecteur, non pas du lecteur en général, mais de chaque lecteur en particulier, d’une seule personne à la fois. Ce que je demande à chaque lecteur, c’est d’apporter son propre esprit et sa propre sensibilité. Ce sont les yeux d’un seul lecteur à la fois que j’attends, des yeux qui vont déchiffrer sur la page des signes typographiques qui vont faire apparaître des images dans son esprit. Mais ces images, elles vont être en quelque sorte coréalisées. Certes, c’est moi qui propose une image, mais l’image ne sera véritablement achevée que si le lecteur la complète. Dans Fuir, je parle d’une crique qui est située à l’île d’Elbe. Je sais très bien, pour ma part, à quoi ressemble cette crique dans la réalité, puisque je m’inspire d’une crique réelle, qui se trouve en Corse, même si dans le roman je dis qu’elle est située à l’île d’Elbe. Mais rien n’empêche le lecteur, et même je l’y invite, d’apporter sa pierre à l’édifice et de convoquer sa propre crique, où qu’elle se trouve, en Grèce, au Portugal ou en Croatie. Finalement, la lecture est un mélange de ce que j’ai proposé et de ce que le lecteur aura complété, avec sa propre histoire et ses propres souvenirs.

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Découvrez ici la suite : « Quand maintenant ? », « Qui maintenant ? »,  « Quoi maintenant ? » et « Je ferai ce qui me plaît » :  https://www.calameo.com/read/005158893644a42e6759e

Les « dix commandements » de l'écrivain sont à retrouver en intégralité dans C'est vous l'écrivain, par Jean-Philippe Toussaint. Un texte profond sur la création littéraire et un livre d'une beauté stupéfiante, jalonné de documents personnels inédits. 

 

 

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