Jusqu’au bout, Alain Rey a travaillé à l’enrichissement de son Dictionnaire Historique de la langue française. Bérengère Baucher, Directrice éditoriale au Robert a collaboré à ses côtés pendant dix ans. Elle nous dévoile les coulisses de son travail.
Pourquoi cette nouvelle édition est-elle particulière ?
B. B. : D’abord, c’est la plus grande mise à jour de l’ouvrage depuis sa première parution, en 1992, il y a tout juste trente ans.
Mais cette édition a pour toute l’équipe du Robert une place très particulière. Alain Rey y a travaillé nuit et jour pendant les cinq dernières années de sa vie. Ce dictionnaire était et restera son « grand œuvre ». J’aime beaucoup ce terme qui désigne, en alchimie, la réalisation de la fameuse pierre philosophale, capable de transformer par simple contact les métaux en or. Il va comme un gant à ce dictionnaire et à son créateur, qui fut sans nul doute le plus grand alchimiste des mots que notre époque ait connu.
Comment Alain Rey a-t-il travaillé ?
B. B. Nous ne disposerions pas de ce trésor d’enrichissements que constitue cette dernière édition si Alain Rey n’avait pas poursuivi son entreprise de mise à jour avec la même énergie vitale, la même inconscience que celles des débuts de ce dictionnaire. Cette édition a nécessité des milliers d’heures de décorticage des ouvrages des meilleurs spécialistes, de consultations du site Gallica, de la Bibliothèque nationale de France (au point qu’Alain l’avait même fait planter un jour… il en était très fier !). Les immenses corpus de textes numérisés par cette dernière lui fournissaient une source inépuisable de découvertes. Passée cette étape de forage exploratoire, il entamait la rédaction. Tel Sisyphe, mais gai et infatigable, il reprenait son travail de mise à jour du dictionnaire dès que l'édition précédente était partie chez l'imprimeur. De même, à peine avait-il terminé de reprendre une lettre qu’il se remettait à la suivante, tout en consignant compulsivement dans des carnets à part des listes de renvois à faire, de sens, de dérivés, de mots, d’expressions à rajouter ailleurs dans le dictionnaire.
Pour ce qui est de l’écriture en tant que telle, Alain Rey allait droit au but et à la ligne, sans brouillon, avec pour seul document d’appui des schémas en arborescence qui retraçaient, à l’aide de flèches et de branchages complexes, la généalogie du mot à traiter ou à revoir. Je suis de fait convaincue que cette figuration de l’arbre, métaphore qu’il aimait tant, en couverture de l’ouvrage, lui aurait beaucoup plu. Car si elle décrit avec justesse la manière dont la langue évolue, par couches concentriques, elle dit aussi beaucoup de la mission dont s’investit lui-même Alain Rey, inlassablement : suivre et raconter la croissance de l’arbre, du cœur à l’écorce, des racines jusqu’à la cime.
En quoi ce dictionnaire est-il unique ?
B. B. : À mon avis pour deux raisons majeures : la première, parce que c’est un dictionnaire qui n’a pas d’équivalent en français, ni même dans aucune autre langue, que ce soit l’anglais, l’italien, l’espagnol, qu’Alain Rey maîtrisait et pour lesquelles il aurait rêvé d’avoir un dictionnaire de ce genre.
Ensuite, parce que c’est un dictionnaire convivial, qui se lit comme un roman, où chaque entrée raconte une histoire. Bien loin de ce qu'on a l'habitude de trouver d'ordinaire dans les dictionnaires analytiques, où les définitions sont organisées à l’aide de numéros, Alain Rey s’est inspiré de la rhétorique des anciens dictionnaires, notamment celui d’Antoine Furetière, paru en 1690 et dont il admirait la liberté de ton, l’art de la vulgarisation des savoirs et la variété de la matière explorée.
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