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Le mot du jour : hommage

Le mot du jour

Il y a tout juste un an, le 28 octobre 2020, Alain Rey nous quittait. À l’occasion de la parution du livre hommage Salut Alain !, nous avons l’honneur de publier ce texte exclusif de Gaël Faye.

« J’ai connu Alain Rey à la radio. J’aimais ses chroniques dans lesquelles il nous parlait des mots avec passion et gourmandise et faisait voyager au cœur de la langue écrite et parlée de notre époque. Ce que j’appréciais chez lui c’était sa simplicité et la grande passion des mots qu’il savait transmettre. Il était une sommité, un érudit, mais ne semblait jamais être un gardien du temple. Il ouvrait grands les horizons de la langue française, il affirmait haut et fort qu’une langue est un fleuve en mouvement, un éloge de la rencontre, un « métier à métisser » selon la belle formule de René Depestre. Ce point de vue, je dois dire, a contribué à me rassurer, moi le gamin du Burundi fraîchement débarqué en France et complexé par sa pratique du français. Petit, à Bujumbura, un oncle m’avait raconté que la langue française était fabriquée dans une manufacture à Paris appelée l’Académie française. Donc si le siège de création de la langue française était Paris, autant vous dire qu’à dix mille kilomètres, nous nous sentions comme dans Star Wars, c’est-à-dire aux confins de l’Univers. Pour pimenter le tout, le Burundi était une ancienne colonie belge et donc nous parlions un français transmis par des Wallons, auquel était mêlé des expressions et des mots en kirundi, kinyarwanda et swahili. 

Dans ma maison d’enfance, à Bujumbura, il y avait peu de livres et pas de bibliothèque. Mais nous avions Le Petit Robert. Il était tout rafistolé et sa couverture en lambeaux tenait grâce à du gros scotch marron. La raison était simple : le dictionnaire nous servait, mes copains et moi, à jouer à un jeu que l’on appelait la « course aux mots ». L’un d’entre nous donnait un mot à la volée et le coureur se jetait dans les pages du dictionnaire pour trouver le mot le plus rapidement possible pendant qu’un autre gamin comptait à voix haute ou activait le chronomètre de sa montre Casio®. À notre grand étonnement, il arrivait que certains mots pourtant très courants au Burundi ne se trouvent pas dans le dictionnaire. Par exemple, je me souviens du mot barza qui désigne une terrasse, ou encore du mot chiclette pour dire chewing-gum qui sonnaient pourtant à nos oreilles comme du français de France.  

Alain Rey a poussé notre regard au-delà des mots comme s’ils avaient une phosphorescence. C’est une dimension de la langue que j’ai commencée à entrevoir à cette époque. Les mots ne sont pas simplement un langage ou un énoncé. Ils sonnent, tonnent, ronronnent, jazzent, groovent, chaloupent. Les mots sont musique.

Pour le poète, le mot ne se prouve pas, il s’éprouve charnellement.

Avec l’arrivée de la guerre et quelques années plus tard l’exil, les mots, mes mots, sont devenus des bouées de sauvetage. 

La langue avait été travestie par la politique et la guerre, et que dire du génocide contre les Tutsis du Rwanda qui emporta ma famille et qui a laissé des silences si profonds que seuls les mots pouvaient briser. 

C’est à ce moment que j’ai commencé à écrire pour sauver les débris de nos histoires effacées. Les mots n’étaient plus simplement un jeu, ils devenaient aussi les armes miraculeuses dont parle Aimé Césaire. 

Je me suis dit qu’il ne fallait pas laisser la machette, le gourdin, la kalachnikov, la grenade, la mine, le pneu autour du cou pour nous raconter. Que les apocalypses de fin de siècle ne pouvaient pas uniquement nous définir. Que la mort ne pouvait pas écrire nos vies. Qu’il fallait aussi que je raconte les promenades le soir le long des bougainvilliers, les siestes l’après-midi derrière les moustiquaires trouées, les conversations insignifiantes au kiosque assis sur un casier de bières, les rires sous l’avocatier, allongé sur la natte à manger des mangues vertes trempées dans du gros sel, et le nom du chien de la voisine, et les premières dents de lait des enfants, et le scoutisme le dimanche, et les termites les jours d’orage, et les jacarandas en fleurs le long du boulevard, et les histoires d’amour. Oui toutes les histoires d’amour. Il fallait restituer par les mots nos vies sans ambages. Sauver aussi nos histoires sans cri et sans pleur. Je ne devais plus attendre de pleurer pour me répandre d’encre. Je devais trouver les mots qui racontent les jours d’avant nos tragédies, les pauses entre nos folies. Je devais libérer les égarements de mes joyeux imaginaires pour me rappeler à moi-même ce qui fut, c’est-à-dire la vie simplement. Car c’est ce qui doit rester pour redessiner des silhouettes d’humains debout. Debout pour ne pas être résumé à un tas de chiffres couchés dans un tableau de statistiques. 

« Tout ce qui fut sera, pour peu qu’on s’en souvienne », disait Aragon. 

Le poète, l’écrivain, le lexicologue en trouvant les mots font vivre la langue, et plus que la langue, ils sauvent la mémoire. 

Alors merci à Alain Rey d’avoir été un passeur de mots et donc un passeur de mémoire. 

Honorons la sienne.

Gaël Faye »

Gaël Faye est écrivain, auteur-compositeur et interprète.


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