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L'insécurité linguistique

La langue en débat

Vous connaissez peut-être l’insécurité alimentaire ou l’insécurité juridique, mais connaissez-vous l’insécurité linguistique ?

« Je parle mal, je fais des fautes, je suis nul en français » : on entend trop souvent ce genre de phrases dans la bouche de personnes nées en France, parlant le français depuis l’enfance. Pourquoi donc ? Parce qu’à l’école, on apprend à écrire, mais on apprend aussi qu’il y a un bon et un mauvais français. Parce qu’on vous dit que c’est très grave de ne pas mettre ne avec la négation alors que tout le monde le fait : C’est pas vrai est devenu plus fréquent que Ce n’est pas vrai, même dans les textes littéraires relus, corrigés.

En fait, en français, comme dans les autres langues, on a plusieurs façons de dire la même chose, que les linguistes appellent des variantes. Certaines sont des restes d’usages plus anciens, comme moult qui n’a pas disparu face à beaucoup, d’autres apparaissent par analogie comme se rappeler de, sur le modèle de se souvenir de. En soi, il est arbitraire de dire que l’un est supérieur à l’autre, ce qui est objectif ce sont leurs fréquences, et leurs dates d’apparition. Et en toute logique, la variante majoritaire devrait l’emporter, et ne plus être considérée comme une faute : on dit fromage, par déformation de formage (formaticus caseus « lait caillé dans une forme » en latin), c’était une erreur, c’est la forme correcte aujourd’hui.

Mais, comme l’explique Pierre Bourdieu, qui parle de « marché linguistique », plus une variante est rare, plus elle est valorisée, par ceux qui jouissent d'un certain prestige social. C’est donc le plus souvent la variante minoritaire qui est valorisée, et la variante majoritaire, stigmatisée, au moment justement où elle devient majoritaire. C’est ce qu’on appelle le purisme, la survalorisation d’un usage rare, souvent plus ancien.
D’où ce sentiment que les sociolinguistes, à la suite de William Labov, appellent l’insécurité linguistique, la mésestime de sa façon de parler, qui peut conduire à l’autocensure et au mutisme : on ne parle pas en public, ou hors de son cerle, on n'ose pas écrire, de peur de faire des fautes, de même qu’on évite certains mots quand on n’est pas sûr de leur orthographe.

Car on peut se demander pourquoi continuer à propager des règles désuètes au lieu de suivre l’usage : justement pour entretenir cette insécurité et perpétuer l’idée qu’en matière de langue comme ailleurs il y a des autorités et que chacun n’a pas voix au chapitre.

Autre conséquence fâcheuse : la tendance à l’hypercorrection. On s’entend répéter qu’on doit inverser le sujet dans les questions, qu’on ne doit pas dire Tu viens ? ni Est-ce que tu viens ? mais Viens-tu ? alors que les trois formes coexistent depuis longtemps et que la première est devenue majoritaire. Donc le francophone veut bien faire et inverse là où il ne fallait pas : au lieu de Je me demande quand ils viendront, on trouve dans pas mal de copies d’élèves Je me demande quand viendront-ils. Alors que ce type d’inversion est normalement réservé à l’interrogation directe. De même, on apprend qu’il ne faut pas dire ce que j’ai besoin mais ce dont j’ai besoin, et on a tendance à mettre dont à la place de que un peu partout : C’est de cela dont je voulais vous parler au lieu de C’est de cela que je voulais vous parler. Sans parler de l’accord du participe passé, qui est un cas d’insécurité maximale. À l’oral on ne l’entend plus, dans les écrits spontanés on ne le voit plus, mais à l’école ou en situation d’examen, on sait qu’on doit l’accorder et on trouve un peu n’importe quelle forme dans les copies. Les règles enseignées sont complexes. Le participe passé s’accorde avec l’objet pronominal avant avoir (Ces conseils, je les ai reçus) mais pas avec en qui ne porte ni genre ni nombre. Même les académiciens comme Duhamel ou d’Ormesson se trompent : « des conseils, mes trois fils en ont reçus » (Duhamel, Musique consolatrice).

Cette insécurité est encore plus développée dans des pays ou des régions où survit la croyance qu’on parle mieux en France ou à Paris. Vaugelas disait déjà que seule la cour à Paris représentait « le bon usage » et que le « mauvais usage » était celui du peuple. Autrefois si on n’avait pas l’accent parisien, on risquait de ne pas être embauché, et les provinciaux, les étrangers, s’attachaient à parler « sans accent » (c’est-à-dire avec l’accent parisien) ; aujourd’hui les accents régionaux et les régionalismes sont un peu mieux acceptés. Donc on peut espérer que l’insécurité linguistique recule, de même que la glottophobie (discrimination de certaines façons de parler), mot qui a d’ailleurs fait son entrée dans le Petit Robert en 2022.

Méfions-nous des puristes et des glottophobes qui en prétendant vouloir défendre ou protéger la langue ne font qu’accroitre l’insécurité linguistique : on défend une langue en encourageant à la parler et à l’écrire, pas en culpabilisant les usagers.


Anne Abeillé


Normalienne, agrégée de lettres modernes, Anne Abeillé est professeure de linguistique à l’Université Paris Cité et membre du laboratoire de linguistique formelle du CNRS.
Médaille d’argent du CNRS, elle a codirigé La Grande Grammaire du français parue en 2021.
Elle fait partie du collectif des linguistes atterrées.
Sur Twitter : @AbeilleAnne