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bâtard

Le mot du jour

Lorsqu’il désigne celui ou celle dont les parents ne sont pas mariés (ensemble), le mot bâtard, féminin bâtarde, est considéré comme « péjoratif ou vieilli », d’où de nombreuses périphrases pour l’éviter : enfant « illégitime », « naturel » « de l’amour », « de la main gauche »… Mais que signifie-t-il, et d’abord d’où vient-il ?

Bastard apparaît au XIe siècle, du latin médiéval bastardus, dont l’origine, comme celle de celui qu’il désigne, est obscure. Selon le Trésor de la langue française, il pourrait venir de bast, pour « conçu ou né sur un bât », au hasard de la vie des muletiers, mais aussi du germanique *banstu- (mariage avec une seconde femme de rang plus bas). Selon le Dictionnaire historique de la langue française, bastard, devenu bâtard au XVIIIe siècle, est d’abord utilisé comme nom propre (le Bâtard d’Orléans) pour ensuite, vers 1150, devenir un nom commun désignant un enfant illégitime.

Puis, par extension, il devient un adjectif qui s’applique à des animaux (un chien bâtard) et à des objets hybrides : écriture bâtarde (entre la ronde et la coulée), porte bâtarde (plus grande qu’une porte de maison mais plus petite qu’une porte cochère), pain bâtard (entre le pain et la baguette), voile bâtarde (plus petite qu’une grand-voile). Et cet adjectif donne lieu à un verbe, abâtardir, qui signifie « altérer, abîmer, affaiblir ».

Concernant les humains, le mot n’a pas toujours été péjoratif. Il est vrai qu’il a le malheur de partager avec toute une série de noms (clochard, fêtard, vantard) le suffixe -ard, généralement négatif, mais quelques mots en -ard, comme débrouillard, ne le sont pas.

En ancien français, il a plusieurs emplois : demi-dieu (Hercule, Bacchus), fils de prêtre, « fils à putain » ou fils de roi. Ainsi, Guillaume le Conquérant ou Jean de Dunois, le « bâtard d’Orléans », sont des héros, et peuvent succéder à leur père.

À l’époque classique, la bâtardise est plutôt un gage de bonne naissance : être le fils caché d’un bourgeois ou d’un noble permet un heureux dénouement dans les pièces de Molière ou de Marivaux. Chez Racine, un plaideur en tire recommandation : « Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire ». La Révolution les appelle « enfants naturels » et leur donne des droits de succession. Un proverbe existait alors : « Heureux comme un bâtard ».

C’est au XIXe siècle que le mot prend un sens péjoratif, avec le Code civil et une critique de l’Ancien Régime, présenté comme un temps de débauche. En 1835, le dictionnaire de l’Académie le note comme « injurieux ». Charles Nodier parle d’Hercule comme d’un « bâtard, voleur, meurtrier et suicide ». Mais Hugo défend le terme dans Les Misérables : « – Tu n'es qu'un bâtard ! – Ça, dit Gavroche, je m'en fiche d'une manière profonde ». Pour Sartre, c’est un « agent double de naissance », destiné à renverser l’ordre établi, « comme Jésus-Christ » (Le Diable et le Bon Dieu).

Le mot semble connaître aujourd’hui un regain d’emploi, avec un sens plus large que celui d’« enfant illégitime », d’autant plus qu’une majorité d’enfants français naissent hors mariage. Ce peut être une insulte, comme l’anglais bastard, au sens de « salaud ». Mais en 2013, Stromae chante Bâtard contre le binarisme, et le chanteur Eddy de Pretto, dans À tous les bâtards (2021), rend hommage à tous ceux qui ne sont pas dans la norme. Un « truc de bâtard » peut être un mauvais coup, ou un truc super, comme le répète un personnage de la série de films Les Tuche. Quant à l’exclamation « le bâtard ! », parfois écrite Albatar (source : Les Mots du bitume), elle a un sens émotif, qui peut même être parfois admiratif.

Alors, quand Jean-François Ruffin, évoquant François Hollande sur France Inter le 28 avril dernier, parle d’Emmanuel Macron comme de « son héritier, son fils ou son bâtard », est-ce une insulte ? Pas forcément. Cela peut aussi signifier fils de la gauche et « en même temps » de la droite.

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Normalienne, agrégée de lettres modernes, Anne Abeillé est professeure de linguistique à l’Université Paris Cité et membre du laboratoire de linguistique formelle du CNRS.

Médaille d’argent du CNRS, elle a codirigé La Grande Grammaire du français parue en 2021.

Sur Twitter : @AbeilleAnne

 

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