L’accusation d’anglicisme est l’épouvantail favori que dressent les puristes de la langue française contre les innovations linguistiques qui leur déplaisent.
Certes, nombre de nouveautés récentes sont des emprunts lexicaux (open space), morphologiques (listing), sémantiques (définitivement dans le sens d’assurément) ou même syntaxiques (dire les dernières vingt-quatre heures au lieu des vingt-quatre dernières heures, ou encore la question est répondue) à l’anglais, langue mondiale dont on craint souvent que la domination ne fasse courir un péril mortel au français, et que l’on associe dans une même défiance au modèle socio-économique néolibéral attribué à l’aire anglophone.
Mais toutes les innovations ne sont pas des anglicismes, et le français est tout à fait capable de réaliser ses propres créations — fort heureusement d’ailleurs, car c’est à cela qu’on reconnaît une langue vivante.
Le problème est venu sur le devant de la scène il y a quelques mois, lorsque l’Académie française, comme souvent mal à l’aise avec l’air du temps, a condamné les termes de présentiel et distanciel, qui connaissent une diffusion sans précédent depuis le début de la crise sanitaire de la Covid-19, au titre qu’ils constituent un « calque maladroit et peu satisfaisant de l’anglais » (« Dire, ne pas dire » du 2 juillet 2020). Lui emboîtant le pas, Le Figaro, dans sa rubrique « Langue française » du 16 novembre 2020, dénonçait en ces deux mots des « anglicismes qui polluent notre langue ». Le lendemain, Le Figaro s’en prenait également au verbe « candidater » au même motif : il s’agirait d’une « faute courante […] liée à l’usage du verbe anglais “to candidate” ». Or comment déterminer s’il s’agit bien d’anglicismes ?
Étape 1. Regarder dans les dictionnaires anglais
La première chose, et qui paraît élémentaire, consiste à vérifier si les mots en question figurent dans les dictionnaires de langue anglaise. Ceux-ci ne recensent certes pas absolument tous les mots qui existent dans la communauté linguistique, mais ils sont un bon indicateur d’une représentation suffisante pour prétendre à l’exportation.
Pour le verbe to candidate, l’affaire est vite entendue : si l’Oxford English Dictionary (OED), dictionnaire historique de référence, a bien une entrée verbale pour candidate dans le sens de « se porter candidat », son usage est restreint à un registre familier de l’américain, et semble limité à une période couvrant la seconde moitié du XIXe siècle et le tout début du XXe. Il ne figure pas dans le dictionnaire Oxford de l’anglais contemporain, ni même dans le Merriam-Webster, dictionnaire américain de référence.
Il en va de même pour distantial, absent des dictionnaires d’anglais contemporain, et étiqueté comme « obsolète » par l’OED (le dernier exemple cité remonte à 1713).
Les choses sont un peu plus complexes pour presential, qui est bien attesté par l’OED dans le sens « relatif à la présence ; ayant ou impliquant une présence effective avec une personne ou en un endroit », et ce, jusqu’à l’époque contemporaine puisque est cité un exemple de 2001 mettant en jeu le domaine de l’éducation, « distance education and presential (face-to-face) instruction ». Cependant, le dictionnaire Oxford ne le recense pas, et le Merriam-Webster ne relève que le sens « relatif au présent » (et non à la présence), ainsi qu’une acception grammaticale liée à la morphologie des formes de présent des verbes.
Étape 2. Mesurer l’usage grâce aux corpus électroniques
On pourrait arguer que ces mots (ou celles de leurs acceptions qui sont incriminées) sont, comme en français, d’usage trop récent pour figurer dans les dictionnaires : c’est là que les grands corpus électroniques nous viennent en aide. Ces corpus présentent l’avantage d’être très volumineux (plusieurs millions, voire centaines de millions de mots), d’être constitués dans un but de représentativité (soit de façon généraliste, soit sur des domaines spécialisés) et, pour certains d’entre eux, d’être mis à jour très régulièrement.
Un grand corpus généraliste d’anglais contemporain, librement consultable en ligne, est le Corpus of Contemporary American English (COCA) : il comporte un milliard de mots, venant de sources diverses et équilibrées (dont des sources académiques écrites et orales), et couvre dans son édition actuelle la période 1990-2019. Ce corpus ne comporte aucune occurrence des termes presential ou distantial, et aucun emploi verbal du mot candidate ; on peut donc considérer que, s’ils existent, ces mots sont d’une rareté extrême sur la période considérée.
Nous pouvons également, sur la question des mots presential/distantial, consulter un autre corpus spécialement conçu, celui-ci, pour explorer le langage de la crise sanitaire : le Coronavirus Corpus, mis à jour quotidiennement depuis janvier 2020, comporte 900 millions de mots venant de sources journalistiques de vingt pays anglophones différents. Étant donné le succès fulgurant de l’enseignement à distance depuis un peu plus d’un an, on doit pouvoir s’attendre à y trouver le vocabulaire afférent. Or presential n’y apparaît qu’à deux reprises, dont une seule dans le domaine de l’enseignement (« Not all teachers might be able to work on a presential basis ») ; distantial en est totalement absent. En revanche, on y trouve un peu plus de 15 000 occurrences de face-to-face (dont 1 527 de face-to-face teaching ou learning) et 10 354 occurrences de distance teaching ou learning.
Conclusion : peut mieux faire !
Pour qu’un mot soit emprunté, il faut bien qu’il jouisse d’une fréquence d’emploi suffisante dans sa langue d’origine pour être remarqué depuis la langue d’arrivée ; presential, distantial et le verbe to candidate sont très loin du compte. Conclusion : avec ces trois mots, certains défenseurs de la langue française nous ont inventé des anglicismes !
Bien sûr, quiconque fréquente la langue anglaise avec quelque assiduité pouvait s’en douter ; mais comme on ne saurait répondre à l’intuition par l’intuition, l’honnêteté intellectuelle demandait d’effectuer ces quelques vérifications — lesquelles ne prennent pas plus… de quelques minutes.
Références
Académie française. (2020). « Présentiel, distanciel ». Rubrique « Dire, ne pas dire ; néologismes et anglicismes », 2 juillet 2020.
Davies, Mark. (2008-). The Corpus of Contemporary American English (COCA).
Davies, Mark. (2019-). The Coronavirus Corpus.
Gestas, Maguelonne de. (2020). « “Présentiel”, “distanciel” : ces anglicismes qui polluent notre langue ». Le Figaro, 16 novembre 2020.
Gestas, Maguelonne de. (2020). « Ces mots très en vogue mais pas essentiels ». Le Figaro, 17 novembre 2020.
Merriam-Webster.com Dictionary. (2021). Merriam-Webster.
Oxford Dictionary of English. (2010, 2019). Oxford University Press.
Oxford English Dictionary Online. (2021). Oxford University Press.
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